L'individu et les droits de la personne selon Maritain et Bosanquet

William Sweet,
Département de philosophie, Université Carleton
Faculté de philosophie, Université Saint-Paul

(this paper originally appeared in Études maritainiennes / Maritain Studies, Vol. VI (1990): 141-166)

Dans la pensée politique contemporaine, et particulièrement dans les oeuvres de Robert Nozick, Murray Rothbard, et Milton Friedman (1)), nous voyons un retour vers l'individualisme classique. Ici, l'individu possède une valeur prééminente et, pour conserver cette valeur et pour lui aider à se développer, ces auteurs reconnaissent dans l'individu un droit inaliénable à une liberté presque sans restriction. Selon eux, nos seuls devoirs sont ceux que nous avons volontairement contractés, et le rôle de l'état n'est que celui d'un "veilleur de nuit".

La force de cette théorie vient d'une crainte du pouvoir de l'état. Depuis la montée du communisme et du fascisme dans les années vingt, nous avons l'exemple des états modernes qui agissent avec une autorité absolue et suprême, et où toute la valeur de l'individu semble determinée par son rôle dans l'organisme social. Pour plusieurs personnes, l'individualisme de la "nouvelle droite" semble être la seule alternative viable à ce collectivisme.

Mais ni l'un ni l'autre de ces théories ne peuvent satisfaire la conviction qu'il y a des éléments importants dans chacun de ces deux points de vue--c'est-à-dire, qu'il y a une valeur centrale de l'individu, mais que cet individu est essentiellement un être social. En dépit des tentatives de "modérer" ces deux extrêmes, il semble qu'on en revient toujours soit à l'individualisme, soit au collectivisme. Pour cette raison, plutôt que de modifier l'une ou l'autre de ces deux approches, quelques philosophes ont essayé de construire ou de formuler une "troisième voie" entre l'individualisme et le collectivisme--une voie qui garderait la valeur de l'individu et ferait valoir l'importance de son développement, sans ignorant qu'il est un être social avec des devoirs envers la collectivité.

C'est ainsi qu'on a recours aux oeuvres des "néo-libéraux" ou idéalistes anglais du XIXe siècle, comme T.H. Green et Bernard Bosanquet (2)), et, aussi, au "personnalisme" de Jacques Maritain (3)). Les deux théories sont opposées à un individualisme radical (comme celui de Locke et plus récemment, de Nozick et de Rothbard), mais elles refusent, également, un étatisme qui opprime l'individu et qui ne tient pas compte de son importance.

Il est bien évident que les arguments des idéalistes anglais et de Maritain ne représentent pas la même théorie, et il serait probablement impossible d'harmoniser complètement l'une avec l'autre (4)). Pourtant, on trouve quelques éléments communs chez ces deux auteurs--en particulier, leur critique de l'individualisme et leur reflexions sur les droits de la personne. La question que je propose de discuter ici est: "Jusqu'à quel point ces deux théories sont-elles compatibles?" Afin d'arriver à une réponse, je voudrais démontrer quelques parallèls entre leurs analyses respectives de la nature de l'individu et de ses droits et, dans un deuxième moment, parler de l'origine des différences apparentes entre eux. L'examination comparative de ces théories nous montrera, par ailleurs, que les divergences au plan politique ne sont pas aussi fortes qu'on ne pensait.

I

En premier lieu, prenons l'image de la nature humaine dans l'idéalisme anglais et dans le personnalisme. Tous les deux sont d'accord que l'être humain est un produit et un être social. Maritain signale trois plans sur lesquels l'élément social est nécessaire à la nature et au développement de la personne humaine (DH 18). Au plan matériel, il est évident que les personnes ont des besoins comme le logement, la nourriture, et l'habillement (PBC 253), qui ne peuvent être satisfaits que dans le cadre d'une société organisée. De plus, les capacités intellectuelles--par exemple, le désir pour l'éducation, la capacité d'avoir des relations avec des autres, (ex., d'établir des contrats et de planifier des projets en commun), et la potentialité pour la communication sociale (PBC 253)--indiquent, selon lui, que des êtres humains sont des êtres sociaux. Finalement, le développement moral et spirituel de la personne est lié nécessairement à la vie en groupe. Selon Maritain, bien qu'il soit dans la nature des personnes d'avoir une amitié civique (DH 51 - 53; PBC 265, 277), c'est par le biais de leurs sacrifices pour les autres (et, par conséquent, en société) qu'ils se développent moralement.

A cette esquisse de la personne, mettons en comparaison celle du "plus populaire et du plus influent des idéalistes anglais," Bernard Bosanquet (5)). Bosanquet constate, dans The Philosophical Theory of the State, que "tous les individus sont continuellement renforcés et emmenés, au délà de leur conscience privée, par la connaissance, les ressources, et l'énergie qui les entourent dans l'ordre social" (PTS 142) et que c'est par moyen de l'état que la nature de l'homme est progressivement réalisée (voir PTS 123). Les règles de la société "représentent la territoire gagnée et établie par notre civilisation", et ils "nous laissent libre de penser et de vouloir" (PTS 200) (6)). Hors de ce contexte social, il est difficile à voir comment quelqu'un peut être "humain", autre que dans un sens purement génétique.

Le concept d'un bien commun est lié à l'être humain en tant qu'entité sociale (7)). Selon les personnalistes et les idéalistes, il y a un bien, commun aux individus, qui n'est ni un bien strictement individuel, ni une simple collection des biens individuels (DH 20; PTS 102 - 103; FS 271). Il est plus qu'un ensemble d'avantages ou d'utilités, et est essentiellement juste et moral (DH 23; voir PTS 116). Ce bien fonctionne comme le but ultime de toute activité sociale. Il a été décrit par Bosanquet comme "la meilleure vie" (PTS 173) et "la perfection de la personnalité humaine" (PTS 189) et, par Maritain, comme "la bonne vie de la multitude" (DH 21) (8)). Le bien de l'individu, ainsi, ne peut pas être poursuivi indépendamment du bien d'autres personnes, c'est-à-dire, du bien commun.

Pourtant, il ne s'ensuit pas que le bien de l'individu est sans importance. La fin de la personne humaine est d'être pleinement actualisée. Toutefois, cette réalisation ou actualisation n'est pas simplement une exigence de ses propres intérêts privés, mais de la personnalité humaine comme telle.

Cette analyse de la nature sociale de l'être humain et du rôle du bien commun nous mène à un point essentiel dans les arguments de Bosanquet et de Maritain--l'importance de l'existence de l'état. Le bien commun sert comme le fondement de l'autorité politique (DH 22 - 23), et la fonction de cette autorité est d'aider dans la réalisation de ce bien. Plus précisément, le rôle de l'état est de préserver l'ordre dans la société, de diriger les hommes libres vers le bien commun (DH 72 - 74; voir PTS xxxix; 141 - 143) et de donner une direction morale à l'individu (DH 74; PTS xxxv). A vrai dire, Maritain y retrouve "la liberté d'épanouissement des personnes individuelles" (PBC 273), et Bosanquet le considère "le volant--le régulateur--de notre vie" (PTS 142).

Mais l'état n'est pas un instrument ordinaire, et Bosanquet et Maritain y trouvent un être quasi-spirituel avec un pouvoir considérable. Selon Maritain, l'état "constitue une incarnation supérieure de la raison, une durable superstructure impersonnelle, dont le fonctionnement peut être dit rationnel au second dégré" (HE 12). Bosanquet présente une opinion similaire quand il décrit l'état comme "la critique opérative de toutes les institutions" et "une incarnation, bien qu'en partie, de la Volonté Réelle des individus" (PTS 140-141). Ainsi, l'état, en tant que représentant du bien commun, peut demander à ses citoyens d'agir--par exemple, de mettre leurs vies en risque--même quand ils ne voient ni comprennent le raisonnement sous-jacent (9)). Cette conception de l'état est significative, puisqu'elle indique clairement que l'état possède, en quelque partie, une rationnalité (et, par conséquent, une justification de pouvoir) supérieure à n'importe quel membre de la communauté. Bien sûr, on ne prétend pas que tout gouvernement est doué d'un droit supérieur aux droits des personnes (ce qui est impossible, selon Bosanquet et Maritain)--il y a, par ailleurs, une différence entre le gouvernement et l'état. Cependant, quoique Maritain ait de l'aversion pour "la machine de l'état", il la regarde comme nécessaire "non seulement en fait mais en droit" (HE 19).

Naturellement, les idéalistes anglais et Maritain mettent des limites sur le pouvoir et le droit de l'état. Dans un mot, il doit toujours respecter la valeur de l'individu. Pour Maritain, la valeur de l'individu est liée à sa capacité d'agir moralement et librement. Celle-ci est, à son tour, fondée sur le fait que l'individu possède une âme et, ainsi, a une nature qui est plus que matérielle. Puisque l'individu est doué d'un élément qui surpasse le monde matériel et qui a un destin spirituel auquel il est ordonné par Dieu, celui-là a une valeur qui l'emporte sur toute valeur ou institution humaine--même, s'il est absolument nécessaire, l'état (10)).

Les idéalistes, pas moins que Maritain, constatent que le bien commun exige le développement moral et spirituel des individus. Si l'état tente d'empêcher ce développement, il agit contre son fondement et sa propre fin. La valeur de l'individu dans la pensée de Bosanquet n'est pas sans ambiguité et peut être un peu difficile à discerner (11)). Néanmoins, elle semble assez claire dans l'oeuvre de son maître, T.H. Green. Les inclinations absolutistes de l'état doivent être restreintes car, selon Green, "elles exigent un dégré de contrôle qui est incompatible avec l'objet de l'activité humaine, une moralité libre" (LPO, sec. 223) (12)). Donc, au fond, on trouve une valeur reconnue de l'individu et de la nécessité de sa protection.

Dans le libéralisme individualiste classique, le fondement et les limites de l'autorité de l'état sont déterminés par les droits naturels des personnes. La question de l'origine et de la nature de ces droits a un rôle important chez Maritain et chez les idéalistes anglais. Bien que Maritain refuse les théories "libérales-bourgeoises" des XVIIe et XVIIIe siècles, il se proclame un défenseur des droits naturels. Et quand on examine les textes de Bosanquet et de Green sur la nature et le caractère des droits, il semble que les idéalistes anglais appuient une théorie pareille. Evidemment, on ne peut pas retracer ici tous les éléments de leurs analyses respectives, mais signalons quelques aspects centrals qui montreront des ressemblances entre eux (13)).

II

Prenons, d'abord, la discussion de Maritain sur l'origine et la nature des droits de la personne. Maritain constate que les véritables racines de l'idée du droit naturel se trouvent dans la pensée chrétienne (DH 84), où finalement on a refusé les principes inégalitaires de la pensée classique. Il admet que la loi naturelle et les droits naturels sont difficiles à déterminer, puisque cette loi n'est pas écrite et elle "est connue de la raison humaine par un procès qui n'est pas celui de la connaissance conceptuelle et rationnelle" (HE 75). Notre connaissance de cette loi est, donc, toujours imparfaite (DH 83). Pourtant, selon Maritain, il "suffit de croire à la nature humaine et à la liberté de l'être humain" (DH 80) pour savoir qu'une telle loi et des droits naturels existent.

En quel sens ces droits sont-ils "naturels"? Ils le sont, d'abord, parce qu'ils découlent de la loi naturelle (HE 73-74, 77, 88). Cependant, à partir de l'analyse maritainienne de la nature humaine, on peut reconstruire un autre argument pour l'existence des droits naturels. Selon Maritain, la nature humaine inclut la capacité de se déterminer--de "s'accorder lui-même aux fins nécessairement éxigées par sa nature" (DH 79).

Le concept de "nature", employé ici, est lié à l'idée de potentialité. Ainsi, la nature d'un individu n'est pas seulement tel qu'il est, mais aussi tel qu'il peut devenir. Plus précisément, elle inclut des aptitudes pour lesquelles on est 'naturellement' déterminé, mais qu'on ne possède pas en actualité (14)).

Il s'ensuit de cette definition de "nature", qu'il est le devoir de chacun de se réaliser. Et si on a un tel devoir naturel, il faut avoir les moyens de le remplir--c'est-à-dire, avoir des droits corrélatifs (DH 84-85). Il n'y a, selon Maritain, qu'une nature humaine--et, ainsi, les "droits fondementaux" sont les mêmes pour tous (DH 79). D'ailleurs, ces droits peuvent être décrits comme "naturels", puisqu'ils sont liés à la nature humaine (HE 97). Par conséquent, les droits naturels doivent exister, et ils appartiennent à tous les êtres humains en tant qu'ils sont humains.

Selon Maritain, ces droits "naturels" ont aussi une portée morale et légale. En premier lieu, puisque le bien commun--qui est "intrinséquement moral" (DH 23) et qui est le bien de chaque personne--"implique et exige la reconnaissance des droits fondamentaux des personnes" (DH 22), ces droits sont moraux et font partie d'un ordre moral (DH 80). Ils ont aussi un caractère légal, puisqu'ils relèvent soit de la loi naturelle (ex., le droit à la vie et à la liberté personnelle) soit de "la loi commune de la civilisation" (DH 90) (ex., le droit à la propriété privée), et constituent le fondement de la loi positive. (15))

Cependant, même si les droits de la personne sont naturels, moraux et légaux, à la différence des théoriciens du droit naturel des années récentes, Maritain soutient que ces droits ne constituent le fondement ni de l'état ni de la loi civile. Il est vrai que Maritain décrit les droits naturels comme "fondamentaux et inaliénables, antécédent en nature et supérieur à la société" (16)), mais c'est dans un sens autre que celui donné par les individualistes libéraux (17)). Ainsi, ce n'est pas parce qu'une loi positive viole des droits naturels qu'elle n'est pas une loi--c'est parce qu'elle agit contre l'ordre moral comme tel (DH 24). Il est dans la loi naturelle et le bien commun qu'on trouve la justification de l'état et de la loi positive.

La différence entre la théorie maritainienne et la perspective moderne ici peut être attribuée, donc, au rôle du bien commun. Le bien commun "exige la reconnaissance des droits fondamentaux des personnes" (DH 22) et il les limite aussi. Par exemple, la personne humaine "n'a pas le droit de choisir à son gré n'importe quel chemin" dans sa vie (DH 103). Maritain insiste sur le fait qu'elle doit choisir "le vrai chemin, pour autant qu'il est en son pouvoir de le connaître" (DH 103). Et bien que vis-à-vis de l'état la personne soit "libre de choisir sa voie religieuse à ses risques et périls," quand elle conduit "à des actes contraires à la loi naturelle et à la securité de l'Etat (!), celui-ci a le droit de porter des interdictions et des sanctions contre ces actes" (DH 103, n. 2). En outre, la communauté politique "a le droit de s'opposer à la propagation du mensonge et de la calomnie; aux activités qui ont pour but la destruction de l'Etat et des fondaments de la vie commune" (DH 112). On voit que, même si l'état ne peut pas enlever aux personnes leurs droits "naturels", ces droits ne sont pas absolus et sont assujettis au bien commun.

L'idée des droits de la personne comme liés ou découlants du bien commun ou, pour aller plus loin, attribués aux fonctions ou aux rôles des individus dans la société, peut sembler étrangère à la pensée de Maritain. Toutefois, même si une telle description n'est pas faite explicitement, elle est compatible avec l'analyse qu'il nous donne dans ses oeuvres. Nous avons vu déjà que Maritain distingue les droits des personnes selon leur origine dans le droit naturel, le droit des gens et le droit positif (18)). Une classification des droits selon les fonctions des personnes n'est guère différente.

De dire que les droits strictement naturels découlent du fait que l'homme est l'homme en "absence de toute autre consideration" (DH 89) n'est que de dire qu'ils découlent de son rôle et de ses devoirs naturels en tant qu'être humain (voir DH 99-104). Encore, parler des droits qui résultent du droit des gens, n'est plus que le fait qu'on acquiert des droits en vue de ses fonctions comme être social: par exemple, comme citoyen ou membre d'une famille. Finalement, les droits positifs, qui reflètent les coutumes d'une communauté particulière dans laquelle on mène sa vie, sont des droits liés à un emploi ou rôle particulier d'un individu (ex., ouvrier dans cette usine, citoyen de cet état, locataire dans ce quartier, etc.). Le résultat d'une telle interprétation est que, en fin du compte, autant qu'on a des capacités, des fonctions, des rôles ou des devoirs, on acquiert des droits--même des droits naturels. Il n'est pas surprenant, en conséquence, que Maritain écrit que les droits sont "enracinés dans la vocation de la personne" (DN 101; C'est moi qui souligne).

III

Dans ses reflexions sur l'origine et la nature des droits, Maritain se distingue des théoriciens qu'il décrit comme des "bourgeois-libéraux" ou des "individualistes" (voir PBC 272-274). D'ailleurs, bien qu'il ne fasse aucune référence dans ses oeuvres aux idéalistes anglaises du XIXe siècle, il est probable que Maritain veuille se distinguer d'eux aussi. Il y a des influences importantes de Rousseau, Kant et Hegel dans la théorie du droit de Bosanquet et Green, et Maritain rejette la pensée politique de ces trois philosophes (19)). Néanmoins, nous avons constaté que Maritain a fait valoir l'élément social de l'homme dans sa théorie des droits de la personne, et on trouve un caractère non-déontologique, voire téléologique, dans sa pensée. On peut identifier des tendances pareilles chez les idéalistes anglais, et surtout chez Bosanquet.

L'examination la plus systématique de Bosanquet sur la nature des droits de la personne se trouve au chapitre 8 de The Philosophical Theory of the State (20)). Bosanquet introduit le concept du droit lors d'une discussion des liens entre l'individu et l'état. A l'instar des défenseurs des droits naturels, il caractèrise un droit "en plein sens" comme "une demande qui est, et devrait être, mise en vigeur par la loi" (PTS 188), et le point de vue de Bosanquet ici semble "de ne pas être très différent de la théorie des philosophes du droit naturel" (21)).

En quel sens peut-on décrire l'analyse présentée par Bosanquet comme une théorie du droit naturel? Signalons, d'abord, que le mot "naturel" signifie, selon Bosanquet, ce que les grecs ont signifié par phusis--c'est-à-dire, pas seulement "ce qu'on est" mais aussi "quelquechose pour quoi l'on est né" (PTS 122). Ainsi, au fond de la nature de l'individu se trouve une reférence à un telos--le bien commun qui est la perfection de la vie humaine--et c'est en vue de ce bien que les droits sont "accordés" aux personnes. Puisque ce telos fait partie de la nature de l'individu, ces droits peuvent être appelés "naturels".

Il n'y a aucune contradiction, donc, entre une théorie de droit naturel et une théorie téléologique. D'ailleurs, il n'y a pas de contradiction non plus entre celle-là et l'hypothèse que l'individu acquiert des droits pendant sa vie, au fur et à mesure, selon ses besoins, ses capacités et ses fonctions. (Signalons ici le droit de participer aux élections.) En fait, une fois accordés, certains droits semblent permanents et solides--comme le droit à la liberté de conscience (FS 274; voir DH 103) et le droit à un procès (voir aussi PTS 306 - 307). Par conséquent, Bosanquet et Maritain sont d'accord que, même si quelques droits n'existent pas de naissance, ceci ne les rend pas moins naturels.

Selon l'analyse idéaliste, l'état remplit un rôle fondamental dans l'existence des droits. Plus précisément, il les "reconnaît" (voir PTS 195-198). (Maritain utilise la même locution quand il constate que la fonction de la société civile est "à reconnaître et à sanctionner" des droits (HE 89).) Quand les idéalistes parlent d'une reconnaissance des droits par l'état, ils la voit comme l'achèvement de leur reconnaissance par la société (PTS 195). Or, même s'il faut convenir que cette notion de "reconnaissance" est problématique, Bosanquet et Green maintiendraient qu'elle est complètement compatible avec la théorie du droit naturel. Ainsi, Bosanquet fait une référence favorable au concept greco-romain du droit naturel, qui insiste sur la reconnaissance d'un droit à la vie (PTS 10). Et Green dit que, même si les droits et leurs devoirs corrélatifs doivent être reconnus par l'état, puisque l'état est une institution "naturelle" et la personne un être social, on peut dire que l'individu les possède "naturellement". De fait, c'est ce point de vue, qu'il trouve chez Platon et Aristote, que Green identifie comme "la base de toute théorie vraie des droits" (LPO sec. 39).

Il a été constaté, au début du présente section, que le concept de droit employé par Bosanquet a un caractère moral et légal. Qu'est-ce qui mène Bosanquet à une telle perspective? Etant donné que les droits font partie d'un ensemble de conditions nécessaires à la réalisation du bien commun, c'est en vue de ce bien que les droits "tirent leur autorité impérative" (PTS 195) et, par conséquent, obtiennent un caractère moral. Et par le fait que l'état a, pour sa propre fin, ce même bien commun, il "reconnaît" des droits; par conséquent, ils acquierent un caractère légal. Comme on a vu chez Maritain, ces droits ne sont pas "fondamentaux". C'est le bien commun, et non pas des droits, qui constitue la base morale de l'état. Quand même, Bosanquet estime qu'on peut déterminer la mesure dans laquelle un état est légitime, par référence aux droits qui y existent (PTS 189).

Un critique attentif pourrait signaler que, dans l'argument de Bosanquet, les droits sont accordés aux personnes en vue de leurs fonctions et leurs rôles, et non pas aux individus comme tels. Il aurait raison. Bosanquet définit un droit comme "un pouvoir obtenu afin de remplir une position" (PTS 196). Les droits s'accordent aux positions occupées par l'individu et, quand ses rôles et responsabilités changent, ses droits corrélatifs changent aussi. Mais selon Bosanquet, "(l)'homme n'existe pas en tant qu'homme sans des positions sociales ni devoirs" (KG 340). Or, ceci ne dit pas que l'homme n'est qu'un ensemble de positions--ce que Bosanquet nie explicitement (voir PTS 292; KG 344)--mais simplement que c'est seulement en vue de ses rôles ou ses devoirs que l'individu a besoin de, ou acquiert, des droits. Par ailleurs, les fonctions ne peuvent exister sans des personnes (22)). Ainsi, on voit qu'il n'y a aucun conflit entre la théorie de Bosanquet, qui maintient que les droits de l'individu sont accordés selon ses devoirs ou rôles socials, et la position maritainienne, qui reconnaît que ses droits peuvent être classés selon l'étendue de son implication dans la vie sociale.

Il est évident, donc, qu'un individu doit avoir des droits pour qu'il puisse remplir ses devoirs et, ainsi, contribue à sa propre réalisation (23)). Pourtant, les droits ne sont pas absolus--c'est-à-dire, leur exercice, sinon les droits eux-mêmes, sont assujettis à quelques limitations. Ceci peut arriver lorsqu'une position a cessé d'être reconnue comme nécessaire, ou là où le bien commun serait réalisé par un autre moyen--également efficace mais moins coércitif--qui éliminerait la nécessité d'un droit existant. En fait, dans quelques situations limitées, il se peut qu'il soit plus impératif qu'une action particulière soit faite que de continuer à respecter des droits. Bref, les droits ne sont ni absolus, ni inaliénables.

Néanmoins, même si l'état et ceux qui sont autorisés par l'état peuvent enlever légitimement des "droits", ceci ne signifie pas qu'un droit n'est qu'une artifice de l'état ou que l'individu peut être sacrifié pour un intérêt autre que le sien. Sous-jacente de la théorie du droit de Bosanquet est un respect fondamental pour le développement moral de l'individu--un respect non pas loin de celui constaté par Maritain (24)). Le but de l'état, selon Bosanquet, est de créer un champs d'action où l'individu peut participer par ses propres actions morales dans la réalisation du bien commun et, ainsi, dans sa propre réalisation (25)). Si l'état essaie d'agir de manière directe, ou si une action est faite sous contrainte, elle sera enlevée de la vie morale. Il s'ensuivrait qu'une telle pratique produirait "la mort intellectuelle et morale" (PTS 200) de l'individu--une conséquence que Bosanquet ne peut jamais supporter.

IV

L'objet de la discussion ci-dessus était de répondre à la question proposée au début: jusqu'à quel point les critiques de l'individualisme par Maritain et Bosanquet sont-elles compatibles? Pourtant, on sait qu'il y a quelques différences--au moins, des différences apparentes--entre les deux, et on ne devrait pas conclure cette investigation sans référence à eux.

Une première considération touche la nature des droits. Selon Bosanquet, il n'y a aucun droit qui soit antérieur à la société, et il refuserait une séparation nette du genre esquissé par Maritain entre le droit naturel, le droit des gens, et le droit positif. Bosanquet constate que, afin que les droits puissent être reconnus et obligatoires, il faut une autorité, publique et absolue, qui les reconnaît et les sanctionne. Cette autorité--qui précise ces droits, les déclare et les fait respecter--est l'état. Ainsi, tous les droits sont, en fin du compte, des droits politiques (26)). Mais y-a-t-il un véritable conflit avec la position maritainienne ici?

En réponse, il faut se rappeller du contexte de cette discussion. Si Bosanquet nie l'existence d'un droit "antérieur à la société," c'est contre le sens donné à cette notion par les individualistes--c'est-à-dire, qu'il y avait des personnes avec des droits avant l'existence des sociétés. Quand Maritain parle de l'existence du droit naturel "avant" l'existence de la société, cependant, il ne signifie pas que ces droits sont "antérieurs" au plan temporel. Pour lui, le droit strictement naturel est antérieur à l'état, au sens qu'il peut être conçu indépendamment de lui, et Maritain dirait que la "priorité" ici est plutôt "logique" ou "ontologique".

D'ailleurs, quand Bosanquet insiste que l'état est impliqué dans l'existence des droits, il ne s'ensuit pas qu'ils découlent de l'état. On ne doit pas confondre l'analyse de Bosanquet avec celle de Bentham! Pour Bosanquet, comme chez Maritain, les droits ne sont que les moyens nécessaires à réaliser le bien commun. Leur "reconnaissance" par l'état est exigée, puisqu'elle est le seul moyen évident par lequel on peut avoir une opinion autorisée sur la nature et la force d'un droit. En fait, sans une telle reconnaissance, on a du mal à comprendre comment un soi-disant droit peut exister--même dans les consciences morales des membres d'une société.

On voit, par conséquent, que Maritain parle d'une distinction logique entre les droits (27)), bien que Bosanquet ne parle pas sur ce plan (28)). En revanche, quand Bosanquet parle d'un droit, il insiste que ceci implique l'existence d'une autorité qui peut le faire obéir, quoique cet élément ne fasse pas partie de la définition de Maritain. Ainsi, l'écart entre Bosanquet et Maritain ici--s'il en reste un--n'est pas aussi grand qu'on ne pensait.

Un deuxième lieu de conflit apparent concerne le lien entre l'individu et la société. Bosanquet ne trouve ni l'individu ni la société comme catégorie fondamentale car, selon lui, il ne peut y avoir une distinction absolue entre les deux. "De faire de la totalité un moyen à la particularité ou vice versa, c'est comme faire d'un drame le moyen aux acteurs, ou des acteurs au drame" (PTS 168). Cette remarque semble en contradiction avec la priorité, constatée par Maritain, de l'être humain, en tant que "personne", à la société (voir PBC 259; 264 - 265; DH 26 - 27). Pourtant, il faut reconnaître encore que Bosanquet s'oppose dans ses observations ici au libéralisme individualiste. Quand il suggère que la distinction entre l'individu et l'état n'est guère ultime (PTS 193) (29)), Bosanquet ne veut que dire que l'état n'est pas plus fondamental que l'individu--une opinion partagée par Maritain--et que l'individu trouve son individualité dans l'ordre social. Encore, ceci ne semble pas très loin de l'opinion de Maritain.

V

Afin de trouver un lieu de divergence entre Bosanquet et Maritain sur ces questions, il faut, paradoxalement, quitter le champs de la théorie politique comme telle et aller aux racines de leurs analyses respectives de l'individu. A vrai dire, on constate même ici des ressemblances, et on doit admettre qu'une insistance sur une distinction sur ce plan ne peut être que provisoire.

Prenons l'exemple du statut ontologique de l'être humain. Il est bien connu que Maritain distingue deux côtés de l'être humain: un côté matériel--qu'il nomme l'individu, qui fait partie de la société civile et y agit afin de réaliser pleinement son individualité, et un côté spirituel--que Maritain nomme la personne, qui dépasse le matériel et qui a un destin transcendant. Maritain souligne que ces deux aspects ne sont pas des "parties" de l'être humain; ils ne sont que deux angles sous lesquels on peut le voir. On sait que Bosanquet, aussi, parle de différentes facettes de l'être humain, et de cet être comme orienté vers une dépassement du matériel.

Les difficultés commencent quand on essaie de discerner la nature exacte de l'être humain dans la philosophie de Bosanquet. Bosanquet emploie souvent le mot "individu"--mais celui-ci est ambigue. Il y a, par exemple, le sens de ce mot qu'il trouve chez les individualistes, où l'individu n'est vu que comme un atome, un être dont l'essence n'est que ce que le sépare de tout autre homme (voir PTS 74). Cependant, un tel "individu" n'est pas, pour lui, une personne (30)). Bosanquet se sert du mot "individu" dans un deuxième sens, quand il propose un lien entre "l'individualité" et la notion de fonction ou de position. Il écrit que "la vraie particularisation de l'universel humain ne coincide pas avec la distinction entre les personnes différentes" (PTS 166), mais selon des fonctions qu'une personne possède dans une société. Ici, si l'on parle des "parties" de l'organisme social, il semble que les "individualités" soient beaucoup moins qu'un être humain.

En revanche, l'individu est, quelquefois, identifié à un être beaucoup plus large qu'un être humain. Bosanquet parle d'un "soi" plus général que l'être humain, qui est le "soi réel" (PTS 117). Et même ici ce concept est ambigue. D'une part, ce "soi réel" est décrit comme le vrai individu: ce que l'on est et ce que l'on voudrait être, si on était complètement rationnel et informé. Selon Bosanquet, ce soi se trouve dans l'être humain, mais "en dehors de" son soi donné (PTS 134), et on n'est réel que dans la mesure où on s'identifie avec lui. D'autre part, ce "soi réel" est parfois décrit comme "le soi commun"--assimilé à la volonté générale (PTS 89) ou à la société (PTS 145). Ainsi, c'est cette dernière qui est "l'individu" même "plus réel" que l'individu manifeste (PTS 145). On trouve même des textes où Bosanquet considère "l'universel concret" ou "l'Absolu" comme l'individu proprement dit--avec la conséquence que l'être humain n'est un individu que dans un sens secondaire (31)).

L'ambiguité de la notion de l'individu chez Bosanquet constitue une difficulté notable pour notre question. Le concept de l'être humain selon Maritain est, pourtant, plus clair. Maritain accepte, d'abord, l'analyse métaphysique de l'être humain proposée par Thomas d'Aquin. La nature de l'être humain exige l'existence d'une âme et d'un corps. Sans son corps, l'individu "est inachevé à l'égard de la plénitude de la nature humaine" et "il n'est pas, proprement dit, une personne" (32)). Ainsi, il n'y a rien, moins que lui, qui peut être décrit comme "une individualité humaine".

Maritain reconnaît aussi que l'être humain est une partie d'un tout plus grand que lui. En tant qu'être matériel, il fait partie de la société civile, et même au niveau de la personnalité, "la voilà encore partie d'une communauté nouvelle" (PBC 268). Mais, à la différence de Bosanquet, "la personne comme telle est un tout" et la société spirituelle dont il fait partie est "un tout composé de touts" (PBC 257). Ainsi, l'être humain est toujours un tout, même s'il "ne réalise pleinement et absolument que... dans l'Acte pur"--Dieu (PBC 257).

La différence entre Bosanquet et Maritain n'est pas simplement que l'analyse maritainienne de l'être humain est moins ambigue. Chez Maritain, nous avons une notion "maximale" et "minimale" de ce que constitue un individu, bien que nous n'ayons qu'une notion "maximale" chez Bosanquet (33)). D'ailleurs, pour Bosanquet, la réalisation de l'être humain a lieu dans son rapprochement à l'Absolu. Selon Maritain, quand la personne "devient Dieu intentionellement" (PBC 241)--quand elle est comblée de Dieu dans la vision béatifique--il y a toujours "deux natures en une seule vision" (PBC 241). Et même si, pour tous les deux, le caractère du bien commun ultime est celui d'un "Absolu", seul Maritain peut dire que cet Absolu a un intérêt personnel dans les êtres finis. Ainsi, en dépit d'une similitude entre Bosanquet et Maritain dans l'orientation de l'être humain, leurs conceptions respectives du statut (onto)logique de cet être semblent très différentes.

Cette question de la nature de l'être humain a un rapport essentiel avec la valeur de l'individu et, par conséquent, avec la théorie politique en générale. Prenons, d'abord la réponse de Bosanquet--même s'il a été constaté déjà dans ce travail que ses remarques ne sont pas sans ambiguité. D'une part, Bosanquet insiste souvent sur l'importance de l'être humain comme tel. Il parle du criminel comme un être qui retient toujours quelques "droits révisionnaires de l'humanité" (206) et semble prêt à refuser "l'eugénisme" de Platon dans la République (34)) où on élimine ceux qui ne peuvent plus contribuer à la société. Néanmoins, au fond, il semble qu'il soit en vue du bien commun que l'on détermine la valeur de l'être humain--par exemple, dans la mesure où cette personne participe dans la vie de la société en remplissant ses fonctions (35)). Quoique Bosanquet nie que l'individu ne soit qu'un rouage dans une machine, il nierait aussi une valorisation de l'individu au délà de la communauté.

En revanche, même si, chez Maritain, les droits et les pouvoirs de l'individu sont déterminés par le bien commun temporel, on ne peut pas dire que sa valeur vient de la même source. Selon Maritain, l'importance ultime de l'individu ne réside pas dans son individualité matérielle, mais dans son aspect spirituel et transcendant--dans sa personnalité (36)). Sa valeur, donc, semble intrinsèque à son être.

VI

Il n'est pas l'objet de ce travail d'aller plus loin dans ces questions "métaphysiques", et l'évaluation des contributions respectives demanderait, par ailleurs, une plus longue investigation. Cependant, il est intéressant de constater qu'en dépit des contrastes signalées, il n'y a pas de grande différence entre le personnalisme de Maritain et le néo-libéralisme de Bosanquet, au moins dans leurs critiques de l'individualisme, dans le caractère social de l'individu, et dans la théorie des droits de la personne.

Plus précisément, tous les deux sont opposés au libéralisme classique. Ils voient l'être humain comme un être social, insistent sur la nécessité de l'existence de l'état, et ont un souci des extrêmes de l'individualisme matérialiste. Bien qu'ils soulignent la valeur de l'individu, ils trouvent les excès de cet individualisme dangereux et injustifiables. D'autre part, Bosanquet et Maritain voient un état sans limites, qui organise, dirige et contrôle le corps politique entier (HE 21), comme un empêchement à l'épanouissement de l'individu. Ils insistent aussi sur le fait que seul l'individu peut être un acteur moral (HE 13, 15; PTS 176 - 177). Finalement, constatons que tous les deux trouvent un rôle essentiel du bien commun et de la fonction de l'individu en société dans l'attribution des droits.

Si les similarités constatées sont correctes, il y aura, d'abord, une conséquence intéressante pour la critique des théories individualistes signalées au début de ce texte. Ces similarités confirment qu'une vue téléologique des droits, de l'individu social et de l'état peut servir comme fondement d'une alternative aux théories libéraux et individualistes du droit naturel. D'ailleurs, elles montrent qu'il n'y a pas de grand écart entre le libéralisme (dans son guise du "néo-libéralisme" de Bosanquet) et le personnalisme de Maritain. Finalement, à cause des ressemblances entre ces deux théories, il semble que l'on puisse entamer une critique de l'individualisme sur la base des objections soulevées par Maritain, sans être obligé d'accepter tout le fondement métaphysique qu'il nous fournit.*

* Je remercie M. Léon Charette pour son aide dans la rédaction de ce texte.

1. . Robert Nozick, Anarchie, Etat et utopie (tr. Evelyne d'Auzac de Lamartine; révisée par Pierre-Emmanuel Dauzat), Coll. "Libre Echange", Paris: PUF, 1988; Murray Rothbard, The Ethics of Liberty, Atlantic Highlands NJ: Humanities Press, 1982; Milton Friedman, Capitalisme et liberté, (tr. A.M. Charno), Paris: R. Laffont, 1971.

2. . T.H. Green, Lectures on the Principles of Political Obligation (LPO) dans ses Works, Vol. II (1886; réedité séparément, avec une préface de Bosanquet, Londres, 1917). Il y a plusieurs textes de Bosanquet qui sont pertinents ici. Signalons en particulier son Philosophical Theory of the State (PTS) (Londres, 1899; 4ième édition, 1923).

3. . Maritain s'est occupé des questions politiques, surtout pendant les années trente et quarante. Dans ce travail, nous faisons référence à trois de ces textes: La personne et le bien commun, (PBC), Revue thomiste, XLVI, No. 2 (mai-août 1946), pp. 237-278; L'homme et l'état (HE) Paris: PUF, 1953 (traduit de l'anglais, Man and the State, 1951); Les droits de l'homme et la loi naturelle (DH) New York: Editions de la maison française, 1942).

4. . Cependant, Ralph Nelson constate, dans son article "Some Difficulties concerning the Notion of Inalienable Rights," (Etudes maritainiennes/Maritain Studies, (EM/MS) I (avril 1985), pp. 27 - 58), qu'il y a une ressemblance entre "la perspective mediaevale" et la doctrine de "ma position et ses devoirs" de l'idéaliste anglais F.H. Bradley, surtout à l'égard de l'origine des droits "passifs" (voir p. 32). Voir aussi l'usage par Nelson de cette même locution dans sa description de la position de Thomas d'Aquin dans "Classes, Elites and Parties in the Perspective of Integral Humanism, (EM/MS III (avril 1987), pp. 109 - 138), p. 109.

5. . Voir J.H. Randall, jr. "Idealistic Social Philosophy and Bernard Bosanquet," dans Philosophy after Darwin: Chapters for The Career of Philosophy, Volume III, and Other Essays, (ed. Beth J. Singer), New York: Columbia University Press, 1977, pp. 97 - 130, p. 114. Ce texte reprend dans son ensemble celui du même titre dans Philosophy and Phenomenological Research, XXVI, no. 4, (juin 1966), pp. 473 - 503.

6. . Selon F.H. Bradley, la capacité d'un individu d'acquérir et d'utiliser un langage moral dépend de la communauté sociale. Voir David Crossley, "Bradley on the Absolute Rights of the State over the Individual", dans Ethique et droits fondamentaux / Ethics and Basic Rights, (sous la direction de Guy Lafrance), "Collection Philosophica", Ottawa: Presses de l'Université d'Ottawa, 1989, pp. 138 - 144, p. 140.

7. . Selon John Killoran ("Maritain's Critique of Liberalism," EM/MS III (avril 1987), pp. 139 - 162, p. 139), l'opposition de Maritain au libéralisme est fondée, en partie, sur le refus des individualistes à reconnaître un bien commun. Un tel refus reflète un machiavélisme qui met en valeur la politique en tant que technique et qui rend un bien commun "négligeable" (p. 141).

8. . Admettons que Maritain présente le bien commun sous deux aspects: au niveau purement métaphysique, il est la vision béatifique; au plan social et matériel, il est cette "bonne vie" (voir PBC 241 - 242).

9. . L'état peut obliger l'individu "de risquer sa propre existence pour le salut du tout quand celui-ci est en péril" (PBC 262). Une référence récente à cette idée chez Thomas d'Aquin se trouve dans Lawrence Dewan, o.p., "Concerning the Person and the Common Good," (EM/MS V (avril 1989), pp. 7 - 21), surtout dans l'avant dernier paragraphe.

10. . Maritain constate, par exemple, que "l'homme dépasse la communauté politique" (PBC 264) et qu'il possède des droits que l'état ne peut transgresser avec justice. Par exemple, "la communauté n'aura jamais le droit de demander à un mathématicien... d'enseigner telles mathématiques jugées plus conformes à la loi du groupe social" (PBC 265). Rappelons, cependant, que ce n'est pas des droits comme tels, mais le bien commun, qui limite le pouvoir de l'état.

11. . Pour une brève discussion de la valeur de l'individu selon Bosanquet, voir la cinquième partie du présent travail, ci-dessous.

12. . Selon Bosanquet et Green, l'activité de l'individu ne peut avoir un caractère moral que si elle est libre--c'est-à-dire, sans étant forcée par un être "hors de" l'auteur de l'activité. Green maintient, d'ailleurs, que l'état n'est pas, proprement dit, un agent moral et insiste, avec Bosanquet, qu'il ne peut encourager la moralité que d'une manière indirecte. Il ne peut agir en vue d'un bien commun que lorsqu'un bien doit être réalisé et quand il ne peut être accompli d'aucune autre manière.

13. . Je ne peux pas aborder ici une discussion des ambiguités souvent présentes dans ce concept du "droit naturel".

14. . Selon Maritain, l'homme "doit devenir ce qu'il est... Il doit gagner lui-même, dans l'ordre moral, sa liberté et sa personnalité" (PBC 251). Voir aussi ses commentaires sur le rôle de la grâce dans la réalisation de la nature humaine (DH 93-95).

15. . Maritain constate que, au fond, c'est "dans la vertu du droit naturel que le droit des gens et le droit positif ont force de loi et s'imposent à la conscience" (DH 90-91).

16. . Jacques Maritain (ed.), Human Rights: Comments and Interpretation, New York: Columbia U. Press, 1949, p. 13. citée dans Nelson, "Some Difficulties", p. 51.

17. . D'ailleurs, quoique Maritain parle des "droits absolument inaliénables" (HE 94), il ajoute que "ceci ne veut pas dire qu'ils refusent par nature toute espèce de limitation" (HE 93). Ces droits "sont susceptibles d'être limités, sinon quant à leur possession, du moins quant à leur exercice" (HE 94; DH 99). Et même s'il distingue entre la possession et l'exercice d'un droit, Maritain n'écarte pas la possibilité d'une aliénation des droits naturels. En fait, son argument contre une telle aliénation est plutôt empirique qu'analytique. Pour une discussion brève de la distinction entre la possession et l'exercice d'un droit, voir Nelson, "Some Difficulties," pp. 53-54; p. 57 n. 76.

Signalons aussi que, selon Nelson, Maritain paraît "mal à l'aise" ou "tentative" dans son emploi du mot "inaliénable", et Nelson trouve l'usage de cet adjectif dans ce contexte "malheureux", "trompeur" et pas nécessaire (voir op.cit., p. 31).

18. . Voir HE 89. Pour une discussion récente de quelques aspects de cette question, voir Léon Charette, "Le droit naturel et le droit des gens d'après J. Maritain," EM/MS V (avril 1989), pp. 41-62.

19. . Maritain refuse, par exemple, les idées du souverainété et de l'autonomie qu'on trouve chez Rousseau (voir HE 39 - 43; DH 76, 86 - 88.; PBC 272-275) et Kant (voir PBC 240, HE 74 - 77), et l'idée de l'état qu'on trouve chez Hegel (voir HE 180 - 183).

20. . On peut considérer définitive l'argumentation de ce livre. Le fait qu'il n'y avait dedans aucun changement majeur, pendant les 25 ans qui séparent la première et la quatrième édition, en témoigne. Cette question est discutée aussi, bien que brièvement, dans ses essais "The Kingdom of God on Earth" (KG) (dans Essays and Addresses (Londres, 1889), pp. 108-130; réedité dans Science and Philosophy (1927; réedité: New York, 1967)) et "The Function of the State in Promoting the Unity of Mankind" (FS) (dans Proceedings of the Aristotelian Society, n.s. XVII (1916-1917), pp. 28-57; réedité dans Social and International Ideals (1917; réedité: New York, 1967)).

21. . Nalini Pant, Theory of Rights, (Varnasi: 1977), p. 86. Pour une autre discussion de l'analyse idéaliste du droit naturel, voir David Ritchie, Natural Rights (Londres, 1895), ch. 5).

22. . Les fonctions ne peuvent exister ni sans les personnes qui les remplissent, ni sans les personnes qui les reconnaissent, ni sans l'existence des volontés individuelles qui constituent le fondement de la volonté réelle et du bien commun.

23. . Voir DH 84 - 85. "La notion de droit et la notion d'obligation sont correlatives... (S)i l'homme est moralement obligé aux choses nécessaires à l'accomplissement de sa destinée... il a le droit aux choses nécessaires pour cela".

24. . Pour l'importance du développement moral de l'individu chez Maritain, voir L. Charette, op.cit., pp. 42-43. En fait, il est intéressant de constater qu'un des critiques les plus sevères de Bosanquet, L. T. Hobhouse, l'accusait d'être trop individualiste et de n'avoir pas souligner assez l'importance de l'état (Voir Stefan Collini, "Hobhouse, Bosanquet and State," Past and Present, 72 (1976), pp. 86-111; p. 109.).

25. . Selon Leslie Armour, cette vision de l'état, comme un arène dans lequel l'être humain peut "s'individualiser", fait partie des analyses de Maritain et de Charles de Koninck (voir "The Canadian Tradition and the Common Good," EM/MS V (avril 1989), pp. 23 - 40; p. 25). Voir aussi John Killoran, "Virtue and the Common Good: The Thomistic Roots of Maritain's Personalism," EM/MS V (avril 1989), pp. 83 - 101; p. 87.

26. . L'opinion de Green est moins claire sur ce point. En tout cas, ceci n'écarte pas la possibilité qu'un individu peut agir contre un état injuste; Bosanquet insisterait simplement qu'il n'est pas évident qu'on a un droit de le faire (voir PTS 199).

27. . Même si Maritain distingue trois "sources" du droit, il n'y a aucune situation où des êtres humains n'ont que leurs droits naturels--c'est-à-dire, où ils vivent hors du contexte social du droit des gens. Ainsi, les droits d'un être humain consistent au moins de ses droits naturels et de ceux qui découlent du droit des gens. D'ailleurs, Maritain admet qu'il y a des "transitions insensibles... entre le droit naturel, le droit des gens et le droit positif (DH 91) et, selon Charette, la distinction entre le droit naturel et le droit des gens semble plus à l'ordre de la connaissance qu'à l'ordre des faits (Voir L. Charette, op.cit., pp. 52-53.). En fait, Charette parle du droit des gens comme un droit naturel (p. 48)).

28. . Il est probable que Bosanquet considerait une telle distinction inutile mais non pas forcement fausse. Par exemple, Bosanquet ne voudrait dire ni que les droits ont tous la même force, ni qu'ils ont un poids égal. Et si on examine la liste des droits énumerés par Bosanquet, ils semblent d'être les mêmes que Maritain signifie par des "droits naturels" et "des droits des gens".

29. . Selon Bosanquet, l'individu et la société ne sont pas deux contenus séparés, mais "un simple tissu de contenu qui, dans sa totalité, est la société et qui, dans ses différentiations, sont les individus" (PTS 168).

30. . Bosanquet souligne que l'individu n'est pas séparable du contexte concret, social et historique. Comparer ici la position de Bradley: "to abstract a person from her (sic) social relations is to end with something less than a person" (Crossley, op.cit., p. 139.).

31. . Voir Bosanquet, "Do Finite Individuals Possess a Substative or Adjectival Mode of Being?", Proceedings of the Aristotelian Society, n.s. XVIII (1917-1918), pp. 479-506; réedité, avec une réponse aux critiques, dans Aristotelian Society Supplementary Volume, I (1918), pp. 75-102; pp. 179-194.

32. . Voir Dewan, op.cit, p. 10.

33. . Je dois ces locutions de "la notion maximale" et "la notion minimale" de l'individu à Leslie Armour.

34. . Voir République 406a - 410 a. "Il n'a point pensé qu'il fallût soigner un homme incapable de vivre dans le cercle de devoirs qui lui est fixé, parce que de cela ni le malade lui-même ni la cité ne tirent profit" 407e. Sur ce point, l'argument de Bradley est beaucoup plus platonicien. (Voir Collected Essays (Oxford: Clarendon Press, 1935), p. 152, cité dans Crossley, op.cit., p. 138).

35. 35. Signalons aussi le lien, constaté par Bosanquet, entre le droit d'un individu et sa volonté (PTS 207). Il paraît que, dans quelques textes, l'individu possède une valeur fondamentale, puisque sa volonté sert comme fondement de la volonté générale, qui vise le bien commun.

36. . "(L)a valeur transcendente de la vie humaine (existe) en tant qu'elle est la vie d'une personne" (PBC 262).